La Renault 8
828 NW 06,
C’est bien sa plaque d’immatriculation imprimée dans ta mémoire, la Renault 8 jaune crème, complice des escapades familiales proches et lointaines.
Carrosse des dimanches de pique-nique, ses pneus ne sont jamais loin des fauteuils de toile et de la table en formica transportés dans son coffre puis dépliés sur une étendue d’herbe. Ses portières avant et arrière ouvertes du même côté servent d’abri « pause pipi » dans les zones à découvert, quand les troncs d’arbre ou herbes hautes font défaut.
C’est elle aussi qui assure les transhumances estivales inversées de Nice vers les Vosges, périple de plus de 800 km sans autoroute, à parcourir obligatoirement d’une traite, sans pause sauf si urgence absolue.
Son coffre subit les brimades de son chauffeur : jamais assez fonctionnel pour loger valises, sacs, glacière à l’aller, agrémentés de bocaux de haricots verts du jardin, confitures de myrtilles, fraises et mirabelles au retour. Tu te rappelles cette aventure une fin d’été, dans le sens Nord Sud, en franchissant la frontière franco-suisse : deux douaniers zélés optèrent pour un examen scrupuleux de tout son contenu, bagages posés sur le macadam devant la barrière rayée du poste frontière et ton père blanc de rage à l’idée d’avoir à reconstituer le Tetris grandeur nature du chargement une fois l’inspection terminée.
Sa banquette arrière, d’un seul tenant, sans ceinture de sécurité, témoigne de la vie des filles au fil des années et des voyages : le landau posé sans arrimage dans leurs premiers mois d’existence, le hamac suspendu entre les deux vitres arrière pour qu’elle puisse voyager allongée avec ses jambes plâtrées. Son revêtement en skaï brun garde en lui toutes les traces des débordements accidentels lors de ces transhumances. Les vomis des enfants de l’ère d’avant le miracle pharmaceutique nautamine, symptômes incontrôlables des tangages dans les virages en épingle à cheveux de la route Napoléon reliant Nice à Digne, les quelques gouttes de pipi lâchées avant la demande suppliante d’une pause pendant ce trajet de plus de douze heures, les traces de graisse du jambon échappé des tranches de pain de mie qui vient s’écraser sur la banquette, la sueur laissée par les empreintes des cuisses nues collées au skaï lors des traversées orageuses de fin d’après-midi en approchant des Vosges.
Cette R8 abandonnée à la casse, si elle pouvait te parler, elle te chuchoterait les charades répétées pour faire passer le temps, les départements français appris grâce aux plaques minéralogiques des véhicules croisés et doublés, les cris et pleurs des enfants fatigués par tous ces périples, elle te chanterait les ritournelles et comptines, entonnées à deux ou trois voix, en canon parfois, timbres légers, musiques d’enfance : « Vent frais, vent du matin, vent qui souffle au sommet des grands pins… »