Je me souviens de ce dimanche après-midi : le 25 février 1907
La place du village, dans nos terres de Bretagne, je t’ai enlacée, promesse d’un retour
Demain le départ, malgré tout, malgré toi
La charrette vers Binic, l’arrivée au port
Je ne te dirai pas l’embarquement, nous étions trente-trois matelots portés par les huées joyeuses de la foule en fête. Nous étions trois novices étonnés par ces hommes déjà ailleurs par leur regard et si présents dans leurs gestes précis : dénouer les amarres, hisser les voiles, tendre les drisses, tourner, virer, courir sur le pont.
Je ne te dirai pas la traversée, les nuits toujours plus longues dans cette immensité noire.
Je ne te dirai pas les bruits, les craquements de la coque prête à rompre.
Je ne te dirai pas le hurlement du vent à rendre fou les hommes.
Je ne te dirai pas notre silence dans le vacarme, guettant les avaries, la peur d’être choisi pour descendre une voile, monter en haut du mât.
Je ne te dirai pas les premiers rivages, nous pris dans les glaces si loin de notre village, la goélette immobilisée puis la pêche : remonter le poisson, ébarber, vider, saler, faire sécher.
Je ne te dirai pas cette odeur putride et poisseuse, entre viscères et sel, qui nous poursuit nuit et jour et ne nous quitte plus.
Je ne te dirai pas nos mains crevassées et nos pieds gelés.
Je ne te dirai pas l’eau de vie qui coule à flots, enivre et libère la violence des hommes.
Je te dirai la fierté des pêches abondantes et du travail accompli.
Je te dirai les chants des marins dans la brise étoilée.
Je te dirai l’espoir d’en retourner un jour.
Je te dirai
Un jour je reviendrai, nous irons ensemble par les chemins fleuris loin des mâts, des tonneaux, des froids.
Nous irons main dans la main parcourir les océans du cœur.